Quelques extraits de textes, interviews de Pierre Feuga

"Lorsque j'ai fait mes premiers pas dans le yoga, il y a une quarantaine d'années, la recherche d'un enseignant un peu sérieux, non charlatanesque relevait du parcours du combattant ou du jeu de l'Oie, avec ses puits, ses prisons, ses retours en arrière, etc. J'ai suivi par exemple pendant un certain temps des cours où, sous le nom ronflant de râja-yoga (« yoga royal », comme le Kir et le couscous du même nom), on tentait en fait de m'ingurgiter une indigeste bouillie théosophique issue des fourneaux de Madame Blavatsky et d'Alice Bailey.

En apparence le paysage gaulois s'est assaini et les contrôleurs sont passés par là. Dans la France yogique d'aujourd'hui, tout baigne. Des fédérations bien structurées, des écoles bien organisées dispensatrices de « formations » et de « diplômes », des « lignées » reconnues et des séminaires ou stages à foison.

Tout cela a un petit côté rassurant et propret. Notre génie national, dont la rationalité n'est plus à démontrer, a presque réussi à transformer la jungle hindoue en jardin à la Française, sans éviter pourtant d'âpres querelles de pouvoir entre les jardiniers (cet égotisme exacerbé ne fait-il pas aussi partie du génie national ?).

Pourtant, que l'on pardonne mon scepticisme, je ne suis pas certain qu'il soit plus facile, pour une personne commençant aujourd'hui le yoga, de s'orienter correctement que ce l'était dans ces troubles et bouillonnantes années 60 où les rares aspirants, qui passaient d'ailleurs pour des dingues, se chuchotaient adresses et numéros de téléphone et se racontaient leurs cruelles déconvenues.

Car de nos jours pas plus qu'hier il ne faut se fier aux appellations et aux titres. Sous des enseignes clinquantes, enluminées de mots sanskrits, on ne trouve trop souvent que du vent ou en tout cas des pratiques n'ayant rien à voir avec ce que l'on vous fait miroiter.

Prenons quelques exemples, en commençant par la forme de yoga la plus répandue en Occident : le hatha-yoga. Cette expression signifie « yoga de la force » et même de la « force violente », quoiqu'il s'agisse évidemment de force spirituelle, d'énergie canalisée en vue d'un éveil de la Conscience. C'est un yoga tantrique, extrêmement difficile et abrupt, et, si l'on en doutait, il suffirait de se référer aux textes de base, comme la Hatha-yoga-Pradîpikâ. Or, en fait de « force », un grand nombre de cours qui se présentent comme du hatha-yoga sont affligeants de mollesse et plus chargés en tamas qu'en rajas (quant à sattva, si l'on en a la notion, on l'assimile niaisement à une « pureté » hygiénique ou moralisante).

Certes il existe des enseignements plus durs ou plus virils se réclamant aussi du hatha mais ils dépassent hélas rarement le plan anatomique, physiologique, musculaire. Même si le mot fait horreur, on ferait mieux de les ranger sous le nom de « gymnastique », « gymnastique indienne » si cela fait plaisir. Ces enseignements ont une amusante tendance à produire des professeurs et des élèves dont la souplesse physique contraste avec la rigidité intérieure. Liane sur béton.

En ce qui concerne le kundalinî-yoga, l'abus de langage est encore plus flagrant et frôle parfois l'escroquerie. Il faut un sacré culot ou une ignorance qui en devient touchante pour prétendre enseigner massivement et à grands sons de trompes un yoga qui a toujours passé en Inde pour le plus secret et le plus dangereux de tous. Si la kundalinî de ceux et celles qui frétillent et grenouillent dans ces milieux était réellement éveillée, ils cesseraient aussi sec d'enseigner, du moins de cette manière commerciale et racoleuse. Ils replieraient bien vite leurs chakras et remballeraient leur serpent au fond du panier.

Et cela nous amène au Tantra. Ah, le Tantra !… Puisque je passe (à tort) pour un « spécialiste » de la chose (moi qui exècre toute spécialisation), je vais y aller d'un conseil : si vous rencontrez un monsieur ou une dame qui propose de vous enseigner le Tantra, n'hésitez pas à le ou la pousser dans ses retranchements. Ne vous en laissez pas conter par ses récits fabuleux ni abuser par son coup du regard fixe. Ayez de l'audace (c'est la première qualité tantrique).

Interrogez-l'initié de service ou la Shakti des beaux quartiers sur la littérature tantrique : vous vous apercevrez souvent qu'ils n'ont jamais lu un Tantra de leur vie, que leur connaissance du sujet est aussi floue, mais plus arrogante, que la vôtre. Et s'ils feignent de mépriser les textes au nom de la sacro-sainte expérience, alors demandez-leur du concret, percez leur écran de fumée. Si vous leur dites que le sexe ne vous intéresse pas, vous verrez vite qu'ils n'ont pas grand-chose d'autre à vous vendre : des mantras élimés, des rituels de bazar. Mais si vous leur dites que le sexe vous intéresse (bien sûr enrobez subtilement la chose, jouez-la finement), alors ne vous contentez pas des effleurements furtifs et des papouilles molles dans lesquels ils peuvent avoir acquis une certaine compétence. Exigez du vrai maithuna, du bel et bon érotisme initiatique et sacré et épicé comme là-bas. Ne vous dégonflez pas, ils se dégonfleront avant vous. Une grande peur rôde au royaume usurpé du désir.

On voit aussi maintenant fleurir, à l'aurore de ce siècle délicieux, de nouvelles appellations. Ainsi je lis « ashtânga-yoga ». Aussitôt – on ne se refait pas – je songe au yoga par excellence, au yoga de Patanjali. « Yoga à huit membres », à huit paliers. Ce n'est pas mon truc, peut-être, mais je respecte. Enfin il n'y aura pas que des postures puisque je crois savoir que, dans les Yoga-sûtra, la posture n'est qu'un des huit stades de progression cités et que d'ailleurs on n'en dit rien, sinon qu'elle doit être sthira-sukham, « stable et agréable », – ce qui, de toute évidence, se réfère aux seules positions assises, propices à la méditation, et non aux innombrables âsanas du hatha-yoga dont Patanjali se fiche éperdument. Je m'inscris donc à un cours d'ashtânga et qu'est ce qu'on m'y fait faire ?
Pratiquement que des postures et sur un mode intensif, à l'américaine, façon sauve-qui-peut après le 11 septembre (non, j'exagère, ça c'est le Power Yoga, encore une appellation détournée, pauvre Evola avec son Yoga della potenza !)! C'est peut-être très bien si j'aime ça mais pourquoi parler d'une maison « à huit étages » si l'on n'en occupe qu'un seul ?

D'autres appellations, pour être moins frauduleuses, n'en contribuent pas moins à entretenir une certaine ambiguïté : ainsi « yoga de l'énergie » ou « yoga traditionnel ». Dans les deux cas je flaire d'abord le pléonasme. Tous les yogas tantriques (au sens cette fois véritable de ce mot) sont naturellement des yogas de l'énergie : hatha, kundalinî, laya et d'autres moins connus. Mais en France (et presque uniquement en France) cette expression a été comme « confisquée », limitée à une méthode spécifique et très occidentale dans son inspiration (malgré de fumeuses références à l'Inde, à la Chine et au Tibet), méthode initiée avec pas mal de fantaisie par Ferrer et élaborée plus systématiquement par Roger Clerc (dont la sympathique, paraît-il, personnalité n'est pas en cause).

Quant à « yoga traditionnel », on aimerait être sûr que ceux qui brandissent farouchement cette bannière ne confondent pas tradition (au sens profond et rigoureux qu'un René Guénon donnait à ce mot) et traditionalisme (simple respect superstitieux des formes). Tout yoga est par essence traditionnel, si l'on songe que « tradition » implique « transmission ». Mais tout ce qui se transmet n'est pas d'or. La bêtise, par exemple, est ce qui se transmet le plus facilement.

Cette liste d'A.N.C. n'est pas exhaustive. Peut-être, si vous vous êtes senti quelque peu égratigné (pourtant je ne veux éliminer personne, tout le monde a sa place dans la dysharmonie universelle), peut-être donc trouverez-vous que cette liste comporte une lacune qui arrange son auteur. Je n'ai pas mentionné en effet le « yoga du Cachemire », un produit assez récemment lancé sur le marché mais qui garde un petit parfum ésotérique, un charme pour happy few.
Ah, bien sûr, insinueront les finauds, si j'ai omis ce bon Trika, c'est parce que je craindrais de scier la branche sur laquelle je serais moi-même assis… Mais non, mes bons amis, je ne suis assis sur aucune branche, je ne suis pas un yogui branché (un guiyo chébran). Cette histoire du Cachemire, bien avant que je ne traduise le Vijnâna-Bhairava, je l'ai inventée pour de me débarrasser des gens qui m'importunaient avec leurs questions : quel « type de yoga » j'enseignais, à quelle « lignée » j'appartenais, quel était le nom de mon « gourou », qui m'avait « formé » ou « initié » ?… etc.

J'ai toujours trouvé ces questions insupportablement indiscrètes et même grossières, comme si l'on vous demandait avec qui vous avez fait l'amour la première fois et si c'était au printemps ou en automne, dans un lit à baldaquin ou dans un sous-bois. Un jour, sans préméditation, j'ai donc répondu que j'enseignais le « yoga du Cachemire », ça sonnait joli, mais j'aurais pu aussi bien dire « yoga des Marquises » ou « des Tuamotu ». Depuis, j'ai découvert que je n'étais pas le seul en France à avoir eu cette idée mais je ne doute pas un instant que mes collègues soient, eux, d'authentiques héritiers de ce yoga cachemirien que de méchantes langues prétendent éteint depuis sept siècles. Et, même dans mon misérable cas, était-ce vraiment un mensonge ? On devient souvent ce qu'on a joué à être (ou à ne pas être). Je me suis caché derrière le miroir du Cachemire puis je m'y suis miré. Avec émerveillement je n'y ai vu personne. Aucune appellation possible, ni contrôlée ni non-contrôlée.

Pierre Feuga

 

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Approche du yoga de Pierre Feuga

A force de proclamer que le yoga est universel (ce qui revient en pratique à l'occidentaliser), on finit par en perdre l'esprit. Je songe ici moins aux techniques, qui peuvent en effet admettre des adaptations (même un maître indien « adapte » à ses disciples), qu'à une certaine qualité, pour ainsi dire « climatique » et vibratoire, sans laquelle la relation yogique devient tout à fait superficielle et profane, à l'instar de n'importe quelle relation marchande.

« Allô, bonjour Monsieur (ou bonjour Madame), vous êtes bien professeur de yoga ?… Est-ce que vous pouvez me dire vos horaires de cours et vos tarifs, s'il vous plaît ? » C'est ainsi, le plus souvent, qu'un Occidental désireux de pratiquer le yoga aborde un enseignant. Pourtant, tout aussi bien, il lui demandera de l'« initier » au yoga, sans se douter le moins du monde du sens très profond et même sacré dont un tel mot est chargé en Orient (et était chargé autrefois dans l'Occident traditionnel). Pour peu que l'enseignant s'y prête, on se croit alors « initié » au yoga dès sa première leçon, comme on serait initié au surf, au tango, au bridge, à la pétanque, activités par ailleurs non méprisables.

En Inde, comme en Chine, au Japon, en Perse et d'autres pays d'Orient, les choses ne sont pas, ou n'étaient pas, si simples. Trouver un maître ne va pas forcément de soi. Souvent il faut de longs méandres, des recommandations ambiguës, des approches obliques, serpentines, mouvantes comme les sables et fuyantes comme les mirages. On se rend à une adresse qui n'existe plus, on vient de la part de quelqu'un dont tout le monde feint d'ignorer le nom (à moins que ce nom ne déclenche sarcasme ou éclat de rire), on découvre même parfois que le maître qu'on a tant cherché est mort depuis un certain temps. Ou a disparu. Ou n'a jamais existé… Tout cela fait partie de la Voie. Cela peut être dramatique ou hautement humoristique ou les deux à la fois, comme la vie elle-même.
Certes il existe des rencontres « faciles », évidentes, indiscutables entre un maître et un élève. Comme des coups de foudre amoureux. Mais le plus souvent l'élève cherche douloureusement le maître, ne le reconnaît pas d'emblée, et le maître, de son côté, même quand il a « reconnu » son élève, l'éprouve, teste son amour-propre, sa capacité à résister aux rebuffades, aux tentations. Le moment le plus dangereux peut être lorsqu'il le flatte et semble le favoriser. Gare alors à ne pas tomber dans le panneau affectif !

Je me souviens que la première fois que j'ai rencontré Jean Klein – qui était d'origine occidentale mais complètement imprégné, imbibé d'esprit hindou – il n'a jamais été question d'horaires, d'argent et de toutes ces choses paraît-il incontournables. Nous passâmes une heure ou plus face à face, échangeant très peu de mots, dans une sorte d'« espace » et de « temps » qui n'avaient rien de commun avec l'espace et le temps habituels. Cela est difficile à décrire. En tout cas je ne me sentais ni un « client » ni même un « élève » potentiel. Simplement, et peut-être pour la première fois de ma vie, un être. Un être humain face au miroir de l'Etre (pardon pour le langage mystique : je suis pourtant fort peu mystique). Et au terme de l'« entretien », voici ce qu'il me dit : « Rappelez-moi dans quelques mois… Entre-temps je verrai si vous me convenez et vous verrez si je vous conviens. »

Je n'ai jamais oublié cette approche et j'essaie, dans la mesure du possible, d'y rester fidèle. Bien sûr on pourra me dire que je confonds deux plans, un plan spirituel et un plan simplement professionnel. Jean Klein était un maître spirituel, non un prof de yoga. A un prof de yoga on va généralement demander des techniques, comment se relaxer, respirer, se mettre sur la tête, etc. En bref on va apprendre, ce qui implique des repères précis (où, quand, comment, combien ?). Auprès d'un (vrai) maître spirituel on va désapprendre, et cela n'a pas de lieu, de durée, de techniques, cela n'a pas de prix, ou alors un prix si énorme, si total que pas une personne sur un million n'est prête à le payer (qui est assez pauvre pour cela ?)

Pourtant, même au niveau modeste et volontairement limité d'un « cours de yoga » (et j'en donne « comme tout le monde », ne me prenant nullement pour un maître spirituel), je pense que rien d'un peu utile ne peut se passer si ne s'établit pas, entre l'enseignant et l'enseigné, un certain « climat », une certaine « résonance » (j'emploie le mot « vibratoire » parce que je le ressens physiquement ainsi). Ce n'est pas réellement psychologique ou moral, c'est plutôt d'ordre énergétique et intuitif. C'est au-delà de l'estime et de la confiance. Je ne puis travailler avec toi que si tu me conviens, tu ne peux travailler avec moi que si je te conviens. Ceux qui prétendent pouvoir embarquer tout le monde ne sont que des trafiquants, des mercantis… Tu m'acceptes comme capitaine, tu montes sur mon bateau, il devient notre bateau, nous le défendrons contre les pirates, nous découvrirons les Indes ou nous coulerons ensemble…

 

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Pierre Feuga Chronique de Feuga : "Soyez grave dans le love"

Chronique SOYEZ GRAVES DANS LE LOVE

Ce monde manque d'amour, vous ne trouvez pas ? D'accord, il n'y a pas que l'amour dans la vie (qui a dit hélas ?). Il y a le travail, la famille, la patrie, la politique, le sport, la télé, les vacances. Il y a même le yoga, un truc que je me promets d'essayer. Mais quand il n'y a plus d'amour ou si peu, si maigre, si sec, est-ce que la vie vaut encore la peine d'être vécue ?

Je lisais Rumi tout récemment. Vous savez, ce merveilleux poète persan, fondateur de l'ordre des derviches tourneurs, ces fous qui tournent parce qu'ils aiment. Rumi écrivait : « Ne reste pas sans amour si tu ne veux pas mourir. Meurs dans l'amour si tu veux rester vif. » Oh, bien sûr les gens comme il faut vont me dire que ce soufi parlait d'amour divin. Mais l'amour est toujours l'amour, vous ne croyez pas ? Indivisible et inclassable, avec cet incroyable pouvoir de transformer la boue en or, de faire délirer les savants et de donner du génie aux imbéciles. Que vous aimiez un âne, une femme, un homme, un dieu, une déesse, ça n'a pas d'importance, tout est dans l'intensité. Je crois même que vous irez plus loin en aimant un âne avec intensité qu'en aimant votre Dieu avec tiédeur.

Je lisais Rumi et j'étais dans le train. Et le soir tombait et la lune s'allumait dans le ciel et je pressentais les étoiles et Rumi me faisait penser à Dante, un autre grand amoureux que je vénère (dans vénérer il y a Vénus), Dante qui n'aima qu'une petite fille, croisée ou inventée quand elle avait neuf ans, et qui de cette vision furtive tira le plus beau poème de l'Occident, et qui mieux que lui a évoqué cet « Amour qui meut le Soleil et les étoiles » ? Et moi qui suis né un vendredi jour de Vénus et qui me promets toujours d'apprendre un jour le yoga (connaissez-vous une bonne enseignante ?), je songeais délicieusement douloureusement à Rumi et à Dante (il se passe de grandes choses sur le plan culturel à la SNCF) quand la sonnerie d'un portable non loin de moi retentit, une voix féminine quoique peu florentine et peu persane transperça le wagon et je fus atteint par ces mots rauques et troublants : « Il est grave dans le love. »

De qui parlait cette moderne Béatrice ? Probablement d'un amoureux, le sien ou celui d'une copine, et, sans en donner ma main à couper, j'imagine que l'expression « être grave dans le love » signifie « aimer fortement », avec cette ombre de menace, de danger, d'orage indispensable aux amours romantiques. Oh, je sais, vous allez encore me dire, vous les experts en bhakti, qu'il ne s'agissait, dans le cas présent, que d'attachement passionnel, trouble désir possessif et vampirique. Rien à voir avec Rumi, Dante, les soufis, le pur amour dénué d'ego dont vous avez, je n'en doute pas un instant, l'expérience intime. Je vous crois puisque vous pratiquez le yoga mais je ne pouvais m'empêcher de méditer ce mantra qui m'était spontanément donné : « Il est grave dans le love. »

Autour de moi des gens soucieux lisaient le Monde, Libération, l'Equipe, commentaient avec sagacité le dernier match de l'O.M. et la guerre en Irak (« je ne suis ni d'Irak, ni de Perse », chantait Rumi), les étoiles prenaient enfin possession du ciel, tournant autour de l'Amour en danse éperdue (« je ne suis ni d'Orient ni d'Occident »), ma petite Lovette avait éteint son portable (« ma place est d'être sans place, ma trace est d'être sans trace, je n'ai pas de corps ou d'âme puisque j'appartiens à l'âme du Bien Aimé » : ah, le beau rap mystique !), une étrange paix s'installait dans le wagon et dans la SNCF (avant les grèves pour les retraites), nous arrivions Gare de Lyon (« J'ai renoncé à la dualité, j'ai vu que les deux mondes ne sont qu'un ») et je songeais que la vie est une chose trop grave pour être prise au sérieux.

 

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Pierre Feuga - Méditation sans objet

Ne choisissez aucun thème de méditation. N'utilisez aucun mantra. Ne vous fixez sur aucun point précis du corps. Ne vous concentrez même pas sur le souffle.
Voyez simplement ce qui apparaît. Ce peut être une image mentale. Ce peut être un mot. Ce peut être rien. Si c'est une image, ne la travaillez pas, n'allez pas vers elle, ne la nourrissez pas, ne la dilatez pas, ne cherchez ni à la retenir ni à l'expulser. Laissez-lui une totale autonomie. Soit elle se dissoudra d'elle-même, soit elle se transformera en une autre image, que vous regarderez de la même façon.

Si c'est un mot qui apparaît, ne cherchez pas à l'analyser, à le comprendre intellectuellement. Ecoutez-le tel qu'il vient, tel qu'il résonne. Soit il va sombrer dans le silence, soit il va déclencher une série d'autres mots. Lambeaux de phrases ou phrases complètes. Idées cohérentes ou fragments d'idées. Opinions, souvenirs, projets, peu importe. Ne triez pas, n'organisez pas et surtout ne rejetez pas. Ecoutez, laissez parler. Si c'est « rien » qui apparaît, si c'est une impression de « rien », soyez sûr que c'est encore quelque chose puisque vous en avez conscience. C'est un vide de pensées, un vide de discours, un vide d'images ou de sensations. C'est encore un objet puisque vous le percevez, puisque vous le ressentez comme absence, manque, attente, perplexité. Ne vous dites pas : c'est la Vacuité, et encore moins : c'est l'Eveil. Voyez ce « rien », aucun traitement de faveur : faites-lui face.

Mais tout cela se mêlera, formant une trame insaisissable, un filet quasiment impossible à déchirer. Vous n'aurez pas à affronter que des mots ou que des images ou que des vides : tous ces « objets » alterneront, se chevaucheront, du moins en apparence. Car en fait, si vous regardez bien, votre conscience ne peut appréhender qu'un seul objet à la fois. Si votre esprit est très agité ou très rapide, vous aurez sans doute l'impression de simultanéité. Mais c'est un leurre. Les objets frappent la conscience un à un : ceci puis ceci puis ceci. Même quand il y aura retour d'un objet, sur un mode plus ou moins obsessionnel, percevez cet objet comme entièrement nouveau. Il l'est, dans l'instant.
Car il n'y a que des instants. Des « points », si serrés parfois qu'ils donnent l'impression d'une « ligne ». Mais chaque point, chaque instant est nouveau et, dans la lumière de la conscience, aucun ne « succède » à l'autre.

Ce qui fait (quelle belle chose !) que vous êtes toujours dans le présent, car il est rigoureusement impossible d'être ailleurs.
Pourtant vous dites : je n'arrive pas à être dans le présent, je pense toujours soit au passé, soit à l'avenir. Et alors ? Faux problème. Le passé n'existe jamais en tant que tel. Il n'existe plus qu'en tant que souvenir et, lorsque ce souvenir vous frappe en passant par l'eau claire de votre conscience, c'est du présent tout frais et tout vif. Donc où est la gêne ?
Quand le souvenir se « présente », observez-le dans son actualité. Comme vous observez une statue qui a trois mille ans : elle est bien là, elle est bien pleine, vous pouvez la toucher, elle n'a trois mille ans que parce qu'on vous l'a dit, c'est une notion culturelle, non un fait d'expérience ; un singe qui gambade dans les ruines d'un temple ne se dit pas : ce sont des ruines de l'époque Gupta, voici une vieille statue d'Hanuman… De même, le futur n'existe jamais en tant que tel, c'est une image présente, une pensée présente, une projection de crainte ou d'espoir faite à partir du présent. Vraiment tout est présent, quelle misère d'imaginer le contraire !

Ce qui complique la méditation, c'est que non seulement on la vit – ou on essaie – mais on la juge. Et la juger, d'ailleurs, empêche de la vivre vraiment. Par exemple on ressent de l'ennui et on se culpabilise, on s'estime peu doué et on décide soit d'abandonner, soit de se reprendre en main ou encore de changer de méthode. Ou bien on éprouve du bien-être, de la joie, de l'apaisement et on s'autocongratule : j'ai progressé, qu'est-ce que je suis fort quand même ! Toutes ces évaluations sont également vaines. Nos réactions émotionnelles à l'activité méditative (aussi longtemps que nous concevons la méditation comme une « activité »), tout ce discours intérieur, tout ce fatras psychologique surimposé au travail spirituel, tout cela fait bel et bien partie des « objets », alimentant la suprême fiction : celle de croire qu'il existerait un « expérimentateur » distinct de ses expériences.

La méditation sans objet déjoue tous ces pièges. Elle ne comporte ni but ni stratégie, ni progression ni méthode, ni complaisance ni sévérité envers soi-même. Ce n'est pas un exercice mais ce n'est pas un état non plus, si le mot état évoque quelque chose de « statique » (et du statique au stagnant le glissement est insensible), – alors qu'ici on est dans une perpétuelle nouveauté, un renouvellement sans fin, un printemps qui n'aspire à aucun été. En outre, tout état spirituel est provisoire ; si vous croyez au paradis vous finirez par créer un paradis, vous irez même au paradis, mais un jour vous serez bien étonné d'en revenir.

L'Eveil – si l'on veut à tout prix donner un nom à cet insaisissable – n'est pas un état. On n'y entre jamais, on n'en sort jamais. En fait il n'existe pas et c'est quand on voit cela qu'il éclate comme un soleil.

 

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Pierre Feuga - Aperçu sur le pranayama

Yoga, chacun le sait, veut dire « union ». On entend en général par là l'union de l'être humain avec l'Universel (laquelle, soit dit en passant, ne serait nullement possible si elle n'était déjà potentiellement réalisée). Mais, dans les yogas tantriques dont fait partie originellement le hatha-yoga, l'union qui est aussi visée est celle de la Conscience (Shiva) et de l'Energie (Shakti). Ce terme et cette notion d'énergie parlent beaucoup à nos contemporains. Partout, sur tous les plans, il n'est question que d'éveiller, développer, accroître, intensifier l'énergie.
Il y a parfois quelque chose de naïf, de stupide, et parfois aussi de dangereux, de terrifiant (si l'on songe aux applications économiques ou militaires) dans cette quête effrénée de « toujours plus » d'énergie, de puissance, comme si la Shakti était d'ordre matériel et quantitatif. Les sages de l'Inde, même tantriques, n'ont cessé en effet de nous mettre en garde contre une recherche de l'énergie pour elle-même, sans l'éclairage, sans l'accompagnement lucide de la Conscience témoin.
Mais c'est ainsi : l'être humain est avide de phénomènes et le chemin de l'Energie, flamboyant et fertile en sensations, exerce une séduction beaucoup plus vive que celui, aride et abrupt, de la Conscience pure.

La première erreur est que l'on confond souvent l'Energie et ses manifestations. Par exemple, le souffle, la sexualité, la pensée, la parole sont des manifestations de l'Energie mais ne sont pas l'Energie elle-même. S'attarder sur l'une ou sur l'autre de ces manifestations revient à confondre le flot avec la source, la forme avec le fond, le doigt qui montre la lune avec la lune elle-même. Tant que vous travaillez tel ou tel de ces aspects, vous obtenez sans doute des « expériences », vous gagnez même éventuellement des « pouvoirs », mais vous ne sortez jamais du cercle de l'ego, du désir, du vouloir individuel, vous restez dans le devenir, le samsâra…
Tout autre chose est la plénitude d'énergie qui se dégage spontanément de la réalisation de l'Etre, sans l'intervention d'aucune méthode, sans manipulation de l'ego.

Précisons encore la notion d'énergie. Les taoïstes chinois ont fait dans ce domaine des distinctions aussi subtiles qu'utiles. Ils reconnaissent d'abord l'énergie naturelle que chaque individu possède et qui est fournie essentiellement par l'alimentation et la respiration. Puis vient l'énergie transformée par une pratique. Elle est de deux ordres : en premier l'énergie transformée extérieure, c'est-à-dire l'énergie naturelle modifiée, renforcée par l'effort volontaire et musculaire et par l'entraînement ; cette sorte d'énergie est considérée comme inférieure, profane, non fondamentale en tout cas dans une recherche d'Eveil.
Mais il existe aussi une énergie transformée intérieure qui se développe, s'affine par une pratique initiatique (comme le Tai-ji en Chine ou le hatha-yoga en Inde).
Pourtant même cette énergie subtile (jin) n'est pas encore la source, elle n'en est que la manifestation. La véritable source, c'est le « souffle intérieur » (qi), qui est en mouvement avant la naissance et peut être retrouvé par la pratique notamment respiratoire. Mais là encore prenons garde : il ne s'agit pas de la respiration physiologique constituée par l'alternance de l'inspir et de l'expir et qui s'est mise en mouvement dès la naissance. Le véritable souffle est interne : on dit encore « embryonnaire » ou « prénatal ». Chez la plupart d'entre nous, il n'est pas conscient. Il peut le devenir.

Dans la pratique indienne de même, tout prânâyâma commence par la conscience, la prise de conscience. Mais conscience ne signifie pas forcément contrôle. Car les gens obsédés de contrôle ne s'interrogent pas assez sur le contrôleur. Qui contrôle quoi ? Comment l'ego – qui est par nature limité, dysharmonieux – pourrait-il espérer amener un ordre, une harmonie dans le corps et le mental ?
Ceux qui poursuivent avec acharnement ces méthodes ne voient pas qu'ils tournent en rond, qu'ils ne font au mieux qu'élargir leur prison. Que vous soyez capable de retenir votre souffle vingt secondes ou vingt minutes ne change pas grand-chose : de toute façon vous atteindrez toujours une limite, qui est celle soit de l'espèce, soit de votre incarnation actuelle.

Est-ce à dire qu'il ne faut rien faire ? Je suggère d'abord de se laisser respirer. Je sais : cette expression, souvent employée dans les cours de yoga, est devenue un cliché. Il n'empêche qu'elle recèle un sens profond. Ne pensez jamais, lorsque vous expirez, que vous « chassez » l'air : pensez plutôt (ou plutôt faites-le sans penser) que vous le donnez, que vous l'offrez. De même, n'associez jamais l'inspiration à un « prendre » : recevez, accueillez, acceptez ce qui vient. Ne laissez jamais intervenir la volonté dans les intervalles, abandonnez l'idée et jusqu'au mot de « rétention » (quelle avarice de vouloir retenir !). Le souffle s'interrompt, se suspend : très bien, observez, contemplez, savourez cette absence, sans projection, sans anticipation. Le souffle reviendra quand il voudra, il vous quittera quand il voudra.
Ou encore inversez la perception ordinaire, imaginez que vous êtes le souffle et non pas celui qui reçoit et évacue le souffle. Prenez le point de vue du souffle. Vous allez, à l'inspir, envahir ce corps, ces poumons que vous aviez la mauvaise habitude d'appeler vôtres : quelle exploration fabuleuse ! Vous allez, à l'expir, pénétrer, envahir cet espace paraît-il extérieur, allez loin, aussi loin que votre esprit peut aller, que votre souffle-esprit devienne l'oie migratrice, traversez le ciel, diffusez-vous à l'infini.

Quand vous aurez expérimenté cela, il se peut que les « exercices » traditionnels de prânâyâma, les kapâlabhâti et les bhastrikâ auxquels vous vous shootiez, perdent beaucoup de leur attrait. Peut-être mais peut-être pas. Je ne veux rien préjuger. Il se peut au contraire que vous les redécouvriez avec une nouvelle fraîcheur et que les jeux retrouvés de l'Energie vous plongent, à vous en couper le souffle, dans la Joie véritable.

 

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Pierre Feuga - "Tout est voie"

A tous ceux qui s'imaginent que la voie qu'ils suivent est la meilleure, voire la seule possible, et aussi à ceux qui désespèrent de trouver leur voie, j'adresse ces quelques mots fraternels.
Il y eut un temps – pas si lointain – dans ma vie où j'avais la sensation d'avoir totalement perdu la voie. Tout ce qui anime et soutient une recherche – l'adhésion à une doctrine, la confiance en une méthode, la foi en des maîtres – avait disparu. Je me retrouvai, comme après un bombardement ou un tremblement de terre, dans un paysage dévasté, survivant plus que vivant, fabuleusement libre mais sans joie, car à quoi bon la liberté si l'on n'a plus envie de rien, si l'on ne croit plus en rien, si rien ne vous attire ici plutôt que là-bas ?

C'est alors qu'émergea peu à peu en moi cette intuition que, dans cette solitude nouvelle, dans cette absence totale de référence, de soutien et de perspective, là même, au cœur glacé de ce malheur, se trouvait peut-être ma chance et, d'une certaine manière… ma voie. Ma voie, mon chemin – quel mot employer ? – c'était, paradoxalement, la non-voie, le non-chemin.
Comme si le refus souple, insaisissable, ludique, de toute voie, de toute méthode, de tout magistère, de toute tradition libérait en moi une énergie insoupçonnée, rafraîchissante qui, à son tour, d'elle-même, m'ouvrait le chemin, m'indiquait le sens, d'instant en instant, vague après vague. Car, à cette vision que ma voie spécifique était la non-voie, succéda – presque dans une éblouissante concomitance – une autre évidence : celle que TOUT EST VOIE. Parce qu'il n'y a pas de voie, parce que toute voie définie est illusoire et décevante, à cause de cela même – n'essayez pas de comprendre par la raison – eh bien tout est voie.

Il devient alors indifférent d'aller à droite ou à gauche, en avant ou en arrière. Où que vous alliez (et même si la mort est au bout, elle y est toujours d'ailleurs, ce n'est qu'une question de temps), où que vos pas et votre fantaisie vous portent donc, cela est juste, adéquat, dans l'instant. Bien sûr, dans cette spontanéité totale, vous serez amené à éviter ou à accepter ceci ou cela. Mais ce « choix » sera aussi rapide, instinctif, spontané et sans trace que celui de l'oiseau qui, selon un souffle senti, une proie aperçue, un subtil changement de lumière, modifie soudain sa trajectoire dans le ciel. Vous avez agi ou réagi ainsi : une heure, une minute, une seconde plus tard, il en sera peut-être tout autrement. Mais, comme vous avez renoncé à comprendre votre vie, à y mettre de l'ordre, à lui donner une direction, ces changements n'ont aucune importance.

Pour votre entourage vous pouvez certes devenir indéchiffrable et imprévisible. Mais cet entourage est désormais perçu comme une projection, un prolongement de vous-même, non essentiellement différent de vous-même. Vous n'êtes plus dans le temps et l'espace, le temps et l'espace sont en vous. Vous n'êtes plus un individu face à un autre individu, les deux individus se déploient dans la même magie, se réfléchissent l'un l'autre dans le même miroir. Quand je découvre que je ne suis pas plus moi que lui ou elle, qu'il n'y a pas d'autre parce qu'il n'y a personne, soit je deviens fou, soit je deviens sage, soit j'éclate de rire.

Alors mille fois oui, tout devient voie, le détachement et la jouissance, la solitude et la foule, le silence et le bruit, la paix et la violence et, n'en déplaise aux fanatiques pseudo-religieux qui polluent de plus en plus cette planète (mais qui naturellement sont eux aussi la voie), le Mal comme le Bien. Embrasser l'ombre avec la lumière ne signifie pas que vous passez – en termes moraux – du côté de l'ombre, que vous tournez au monstre, à l'être pervers et diabolique. Mais, jusque dans ce qui vous fait le plus horreur, c'est comme si vous étiez devenu capable de discerner la secrète lumière. L'être aimé qui vous quitte, l'enfant que vous perdez, la flamme qui détruit l'œuvre de votre vie, l'oppression banale et visqueuse du quotidien, c'est cela même qui – incroyable retournement – vous illumine, vous libère, vous éveille."

 

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Un texte de Pierre Feuga, parlant du Tantrisme, en réponse à quelques questions d'un journaliste :

Auparavant ma connaissance du tantrisme n'était que théorique et livresque. Mais il y a eu aussi la rencontre avec la féminité dès mon premier voyage en Asie du Sud-est, avant cette longue croisière. Je n'ai pas choisi le tantrisme, c'est lui qui m'a saisi, possédé.
A travers des lieux, des paysages, à travers la Nature, et aussi à travers des femmes avec qui je n'avais pas forcément des relations intimes mais dont il me semblait capter l'essence, le parfum, le rythme, la vibration, l'énergie en un mot.
C'était une imprégnation quasi magique, fascinante et parfois dangereuse. Je crois que je suis devenu, par mes voies sauvages, anarchiques, intuitives, ce qu'on appelle en Inde un shâkta, un servant et un adorateur de la Déesse.
Cela partait du cœur et embrasait tout mon être, me soulevait entre la terreur et la joie, cette intensité est pratiquement impossible à décrire, sauf peut-être dans des poèmes ou des contes si j'y parviens un jour.
Comme les gens ne savant pas du tout ce que c'est, comme très peu –même parmi les prétendus spécialistes – en ont vraiment une expérience directe, ils rattachent cela à la sexualité et partent dans des délires ridicules qui rapportent d'ailleurs aux gourous d'opérette beaucoup d'argent.

Vous ne croyez donc pas à tous ces cours de Tantra qu'on trouve maintenant à foison ?
N'y a-t-il vraiment là rien d'intéressant ni d'authentique ?

Je ne connais pas tout ce qui se passe ou se fait dans ce domaine. Il y a peut-être des gens très bien qui pratiquent dans la discrétion. Mais les gourous à la mode, oui, j'ai du mal à les prendre au sérieux. Le peu de « tantrikas » avec qui j'ai été en contact en Europe ou en Amérique m'ont paru peu convaincants et, pour certains, franchement grotesques.
Généralement ils – ou elles – sont d'une ignorance crasse par rapport aux textes, à la tradition écrite. Mais ils s'en justifient en disant que dans le Tantra seule l'expérience vivante importe.
Je veux bien mais peut-on expérimenter pour le plaisir d'expérimenter et, si on le fait, jusqu'à quel point a-t-on le droit d'entraîner les autres, de leur imposer ses propres fantasmes ?
Il y a tant de déséquilibrés dans ces milieux, de naïfs et de paumés qui s'imaginent pouvoir régler leurs problèmes sexuels ou psychologiques à travers le Tantra !
Je suis le contraire d'un puritain. Que chacun vive ses désirs comme il veut ou comme il peut mais ce n'est pas la peine de camoufler tout ça sous un jargon sacré. Pas la peine d'en appeler au Cachemire pour de banals massages ou de molles papouilles. Pas la peine d'appeler Arlette Râdhâ ou Marcel Shiva.

Trouver un bon partenaire tantrique est extraordinairement difficile. Et même, si vous l'avez trouvé, ça ne suffit pas. Pour dépasser la dualité, il faut être trois, et ce troisième n'est pas humain : c'est la Déesse.
Si la Déesse ne leur accorde pas sa grâce, même un homme et une femme qui s'entendent parfaitement ne peuvent rien. Mais même ça j'hésite à le dire. Car les guignols en question se réfèrent eux aussi à la Déesse. Nous n'avons pas dû être branchés sur la même.

Je suppose alors que vous ne croyez pas davantage au kundalini-yoga ?

Mais si, j'y crois. Je crois en la réalité, en l'authenticité de toutes ces choses :
voie de la main gauche, maithuna, kundalini, etc.
Ce dont je doute, c'est de la possibilité de les pratiquer et de les vivre dans notre monde moderne hypermentalisé, tellement « informé », fait d'avidité, d'agressivité, de compétition, où la spiritualité n'est plus qu'une marchandise comme une autre. Même en Inde, cela est devenu problématique.
Il y a trente ans de cela un de mes amis, passant dans une région de l'Inde très peu fréquenté des touristes, fut l'hôte d'un vieux maharaja qui vivait quasiment seul dans un palais délabré. Son fils était parti à la ville et ne s'intéressait qu'au rock'n roll. Le vieux possédait une extraordinaire bibliothèque de livres tantriques à moitiés rongés par les rats ou moisis.
La tradition dont il était dépositaire était très spécifique, originale, basée sur une science opérative des couleurs. Mon ami, qui était un esprit ouvert et curieux, manifesta le désir d'être initié à cette tradition.
« Fort bien, lui dit le vieux prince, mais combien de temps pouvez-vous rester auprès de moi pour que je vous l'enseigne ?
– Oh, je ne sais pas, répondit légèrement mon ami, j'ai tout mon temps, je ne suis pas pressé.
– C'est-à-dire ? – Bah… Deux mois, même trois mois, j'ai obtenu de longues vacances. –
Vous n'y êtes pas, soupira le vieux. Si vous n'êtes pas prêt à rester vingt ans, c'est inutile. »
Il mourut d'ailleurs peu après."

Pierre Feuga